Albert Azoulay, enseignant en philosophie
En commençant, j’aurais voulu être sûr que vous aviez en tête la couleur et l’atmosphère de l’univers de Zoran MUSIC. Ce qu’il y a d’insoutenable dans la vision de l’existence jetée à l’abandon, dans la représentation de la vie à la torture : en camp, l’horreur si allusivement mais si puissamment esquissée dans ces corps suppliciés, dans ces visages et ces regards à l’agonie : « Nous ne sommes pas les derniers » dit terriblement le peintre. Certes, J’aurais pu prendre appui sur une reproduction ; mais ça n’aurait pas été aussi grand que ce qui peut occuper notre tête.
J’aurais aussi voulu être sûr que, muettement, de façon quasi préréflexive, comme de votre propre mouvement, vous aviez placé cette réflexion sur « L’Art et la Politique » sous le signe de la lecture du livre de Robert ANTELME : L’ Espèce humaine. Dans un langage aiguisé et sobre, il y est question de l’ordinaire de la peur et de la faim, du courage et de la solidarité, de la souffrance, de la mort et de l’entêtement du corps à vivre. Bref, de l’insupportable banalité de la vie en camp de concentration mais sans rien concéder aux effets propres à la littérature de témoignage. Il apparaît comme un de ces livres d’où personne ne peut sortir innocent ou indemne, tant il contraint au non repos absolu. Mais cette contrainte agit intérieurement. Elle somme chacun de reconsidérer ce que l’on appelle engagement sans donner de leçon. Elle révoque la littérature et tout aussi bien recommence la littérature : « Ce qui porte le plus à écrire, c’est sans doute la pensée que rien n’est possible ». (R. ANTELME, Les Principes à l’épreuve, l958).
J’aurais voulu me mettre à parler en étant sûr de tout cela. Car il me semble que ces deux œuvres donnent, chacune avec ses moyens propres, de quoi s’installer au cœur des rapports de l’art et de la politique. Voilà deux œuvres d’art qui déploient dans une singularité irréductible, de façon grandiose et pleine de retenue, les rapports de l’homme à lui-même, aux autres et au monde. Autrement dit, voilà comment l’universel est donné à voir et à penser dans le singulier. C’eût été une façon de faciliter ma besogne de « tâcheron de la philosophie » comme disait l’un de mes maîtres récemment disparu. J’aurais eu les supports concrets, il ne me serait resté qu’à développer le maniement des concepts proposés. Mais, comme il n’est pas sûr que ces conditions soient réunies, je me permets de re-commencer autrement. De façon plus banale : par des remerciements.
Je voudrais remercier tous ceux grâce à qui, directement ou indirectement> cette manifestation a pu se réaliser : les élus et leurs collaborateurs qui nous accueillent ici, les responsables institutionnels qui ont été interpellés, les amis qui ont été sollicités, les uns et les autres moralement, matériellement, financièrement, tous ceux qui ont répondu chacun à sa mesure, qui par une aide directe, qui par l’activation d’un réseau de relations, qui par un soutien dans une démarche de promotion ou de communication ; je voudrais remercier aussi les différents intervenants, les artistes qui exposent leurs œuvres et sans qui nous pourrions parler de l’Art sans rien en voir, en entendre, en sentir, en jouir (ce qui serait un comble), enfin Alain REINAUDO dont la bienveillance a facilité tant de choses et, last but not least, Véronique PATTEGAY : l’originalité de l’idée de départ, sa ténacité à faire passer le projet dans la réalité, sa capacité de convaincre et l’amitié qu’elle a pu susciter. Donc, Véronique : sans elle, rien de ce qui nous réunit aujourd’hui n’aurait été possible. Vous remercier, vous : sans votre présence, tout cela ne rimerait à rien. Et moi, je n’aurais pas pu m’adresser à vous, prendre parole et contribuer à la réflexion commune sur « L’Art et la Politique ». Peut-être Véronique a-t-elle été gênée par mon éloge ? Mais il fallait que cela fût fait. Peut-être maintenant se demande-t-elle pourquoi quelqu’un (un professeur de philosophie) qui est censé avoir quelque chose de pertinent à dire sur le thème d’aujourd’hui choisit-il de commencer ainsi : par des banalités, conviviales, certes ; mais par des banalités, c’est-à-dire par le contraire de ce qui prétend a la pertinence. J’ai choisi de sacrifier au rituel des remerciements pour me permettre d’attirer votre attention sur un dispositif aux propriétés aussi courantes qu’extraordinaires. Je l’appellerai « Effet Münchhausen » en me servant de l’expression forgée par Michel PÊCHEUX dans Les Vérités de La Palice. Je ne résiste pas à l’envie de vous lire la description de cet effet extrait de Histoire et aventures du baron de Münchhausen (Burger, Kaerster et Lichtenberg, C. Mugnardt, Bruxelles, l840, page 66) : » Un autre jour je voulais sauter un marais qui au premier abord avait été loin de me paraître aussi large que je le trouvai en réalité lorsque je me vis presque au milieu. Je tournai aussitôt bride au milieu de mon élan et ramenai mon cheval au point d’où j’étais venu. Je le lançai pour la deuxième fois, mais je pris encore mon élan trop court, de sorte que je tombai près du bord opposé jusqu’au cou dans la boue. Sans ma présence d’esprit ordinaire j’eusse infailliblement péri. Je me tirai de ce danger imminent rien que par la force de mon bras, en serrant d’abord mon cheval entre mes jambes puis en me soulevant fortement par ma queue et en nous ramenant tous les deux au rivage. « Qu’est-ce que cela donne pour nous ? À peu près ceci : Sitôt que quelqu’un fait ou dit quelque chose clans des conditions comme les nôtres, il subit, consciemment ou inconsciemment, la tentation de croire et de faire croire que le discours qu’il tient est à lui-même son propre point de départ. Or, nous sommes réunis ici en un lieu, un théâtre, qui illustre les liens entre l’art et la vie sociale : de sa construction à la programmation des spectacles qu’on y donne, de sa gestion quotidienne aux traditions qu’il perpétue, ce lieu exhibe tout en le dissimulant le caractère organique des rapports entre l’art et la politique. J’en tire l’implication suivante : aucun discours, pas plus le mien que ceux qui ont précédé ou ceux qui suivront, n’est susceptible de s’élever dans les airs en se tirant lui-même par les cheveux. Nous ne sommes pas au-dessus de la mêlée ni au-dessus des entremêlements de l’art et de la politique. Aussi, la présence d’un effet de type « Effet Münchhausen » apparaît-elle comme un symptôme. Le symptôme qu’il existe un rapport que j’appellerai le rapport idéologique d’un discours à son objet. Un tel rapport, le plus souvent vécu dans la méconnaissance, indique qu’aucune pratique humaine ne saurait sauter par-dessus son propre temps et ses propres conditions de possibilité sans courir le risque de faire un saut ridicule et mortel. C’est particulièrement vrai du discours qu’il arrive aux artistes de tenir sur la pratique artistique : en faisant ce saut, il leur arrive de couper l’œuvre d’art de son présent, de la dérober à un futur auquel elle peut prétendre et dont porte témoignage toute grande œuvre. Le propre de toute grande œuvre, c’est sa capacité de se soustraire à la fascination du saut mortel dans le vide historique et de se refuser à l’illusoire solution préconisée par le célèbre baron. C’est que la croyance en l’autonomie de chacun est particulièrement puissante et, partant, ses effets sont assez comiques dès lors qu’il s’agit de prendre parole sur l’art et la politique : chacun se croit justifié d’exister s’il est trouvé en état de lévitation. Pire, cette croyance se redouble elle-même en s’accompagnant généralement d’une croyance en l’autonomie de la croyance. C’est comme un point aveugle : il rend possible une vision du monde tout en se dissimulant à l’observation. Qu’en est-il d’abord à propos de l’art ? On sait à quelles boursouflures de verbalisme et de sentimentalisme peut conduire un discours sur l’art se sentant tenu de vivre une sorte de rapport inspiré à son objet : plus l’objet visé y est tenu pour un absolu, plus le risque est grand de verser clans le pathos de l’indétermination. Pris dans le rapport inspiré à son objet, ce discours peut se tenir lui-même pour une oeuvre d’art. Ce redoublement magique se donne comme l’énigme d’un quelque chose qui serait à soi-même sa propre cause. Voilà une variante d’effet Münchhausen qui, surtout quand il est le fait d’un artiste, apparaît comme particulièrement dommageable : gommant la trame finement réticulée de ses liens visibles ou non avec l’histoire et la société, occultant la pratique même de l’artiste, il menace l’œuvre d’art d’être murée dans un monologue stérile : pour qui parle-t-elle ? Voilà l’un des éléments de ma contribution à notre débat : préparer le repérage de l’effet Müchhausen et vous montrer qu’il est à l’œuvre bien avant que celui qui parle se mette à parler. Il est toujours déjà à l’œuvre surtout lorsqu’il s’agit de parler de l’art et de la politique. Mais l’inverse est possible. La preuve en est de l’affiche de notre manifestation. Outre qu’elle est plastiquement belle, elle est engagée, voire militante, sans être édifiante. Elle nous offre à voir contemporaines de notre temps des oeuvres d’art qui furent contemporaines de leur temps. Ces oeuvres résultent d’un acte créateur libre mais elles présentent la capacité de résister à ce qu’il y a de ridicule et de mortel dans l’effet Münchhausen qui guetterait celui qui se croît affranchi du rapport matériel à l’histoire. Cela montre suffisamment que l’artiste est libre de créer et qu’il n’y a pas de création artistique sans liberté du créateur Mais cela signifie tout aussi bien que son œuvre librement créée, il la conquiert contre la tentation de se croire en lévitation dans l’histoire ou dans la société. Ici comme ailleurs, la liberté de créer n’est pas la négation magique de ce qui pèse sur l’artiste et le limite, mais la maîtrise pratique du réel par et dans l’œuvre. L’œuvre d’art est donc bien ce lieu de rencontre dune liberté qui crée et qui, en se créant, s’adresse aux hommes pour qui l’artiste travaille. L’œuvre d’art indique aux hommes les voies dune libération possible à l’intérieur d’un monde que le plus souvent ils subissent ou qui leur échappe. Je me suis dit : je ne sais pas comment un artiste s’y prendrait pour exprimer cela par un moyen qui s’adresse à nos sens et non pas comme moi qui ai affaire à des concepts qu’il me faut travailler discursivement. C’est en partie ce que réalise l’affiche de notre manifestation. Elle me semble, en effet, être bien autre chose qu’un support de communication. Ce n’est pas « un message destiné à être reçu 5 sur 5″, comme disait Gilles DELEUZE en parlant de « la pub ». Cette affiche, ce n’est pas de la « pub », c’est de l’art. C’est une tentative réussie de présenter le thème de l’art et de la politique tout en le faisant fonctionner. Ainsi, cette affiche investit une pratique artistique aussi bien qu’un engagement politique sans qu’il soit possible de dissocier la pensée conceptuelle à l’œuvre dans le thème, de sa présentation plastique grâce au choix des œuvres reproduites et à l’organisation des formes et des couleurs. C’est complémentaire de ce que moi je fais, en tant que tâcheron de la philosophie. Mais, moi, je travaille au développement discursif de la pensée. Le tâcheron de la philosophie rencontre cet autre tâcheron qu’est l’artiste et lui dit : « Je suis là pour marquer la nécessité de ce travail discursif ». Dévaloriser ce travail par poujadisme anti-intellectualiste, l’occulter par un déni ou une rationalisation, invoquer une supériorité du plastique ou du sensuel, et voilà l’effet Münchhausen sous d’autres déguisements : c’est banal et comique, émouvant de naïveté mais inquiétant car ça rassure la bêtise. Et on paie un jour ou l’autre le refus d’avoir produit au moment où il le fallait l’effort d’analyse conceptuelle requis pour contenir la bêtise triomphante c’est-à-dire la bêtise menaçante. De cette bêtise qui est d’autant plus dangereuse qu’elle a les moyens politiques de ses exactions. Voir le sort réservé à ce qu’il est convenu d’appeler « politique de l’art » et « politique culturelle » à Toulon, Orange, Marignane et Vitrolles. Passons maintenant à la Politique. Bizarrement, on se trouve là dans une situation inversée. Certes, il faudra analyser la signification du terme de politique, mais ce qui s’impose d’emblée et massivement, c’est la présence active de la politique dans le discours sur les rapports de l’art à la politique. Cette présence s’exprime dans des figures multiples, certaines manifestes et spectaculaires, d’autres souterraines et refoulées. Elles peuvent agir sur deux modes : celui de l’évidence ou celui de la dénégation. Dans le premier cas, cela peut produire un discours de type doctrinaire et imprécatoire, discours qui ne prend parti que pour prendre à partie. Il en résulte un ensemble composite partagé entre les exigences d’une mystique de la soumission inconditionnelle et les appels à la dénonciation haineuse. La version qu’en offre la politique de l’Art promue par le Troisième Reich est à peine une caricature : on y trouve une esthétisation de la haine et de la propagande qu’illustre l’esthétique de Leni RIEFENSTAHL et que symbolise la sauvage aversion pour « l’art dégénéré ». Le deuxième cas voit dominer un discours sur la neutralité de type incantatoire et moralisateur : discours sur l’art qui se refuse à être politique. L’ensemble est alors construit autour du pivot suivant : seule une volonté malsaine, quasi obscène, peut conduire à désirer le mariage contre nature de l’art et de la politique. J’en ai trouvé un exemple récent dans le contexte de la mobilisation des artistes et plus généralement des intellectuels contre la loi DEBRÉ. Dans une interview de mars l997, Gérard FROMANGER rappelait les propos tenus par un responsable politique français : « Dans les années 70, nous avons été choqués par une phrase de Jacques CHABAN-DELMAS qui disait : quand on mêle l’art à la politique, on atteint l’ignoble ». Cette dénégation politique du rapport de l’art à la politique va susciter en réaction la revendication d’un engagement politique assumé par l’artiste : « Nous, artistes, nous disons : quand on mêle l’art à la politique, on atteint la beauté ». Ces déclarations soulèvent des points intéressants. D’un côté, tout sépare les prises de position de l’homme politique et de l’artiste. D’un autre côté, ils sont plus proches qu’il n’y paraît ; en effet, les deux positions reposent sur le postulat qu’art et politique sont extérieurs l’un à l’autre. Le même impensé conduit le premier à interdire un mélange que le second appelle de tous ses voeux. Mais, dans les deux cas, qu’il soit possible ou non, le mélange présuppose qu’il y ait extériorité. Ce présupposé que l’artiste et l’homme politique vivent de méconnaître, c’est cela leur effet Münchhausen spécifique. Cet effet conduit à une curieuse permutation de positions. Le professionnel de l’action politique, l’homme politique de droite, devient le champion d’une représentation de la pureté et de la virginité de l’art. D’ou une morale aristocratique dénonçant tout ce qui, faisant violence à l’art, le mènerait à sa perte. C’est cela, l’ignoble. Dès lors, il ne reste à l’art que le miracle de l’immaculée conception. Sinon, c’est la déchéance dans la prostitution. L’artiste, quant à lui, s’exprime avec la véhémence d’un agitateur politique de métier, d’un activiste professionnel : « Nous disons que c’est le pouvoir qui cherche à nous couper du peuple et que nous n’avons besoin de personne pour nous dire où se trouve notre place. Notre place est dans le combat, parmi vous, avec vous, comme vous ». Ce discours de tribun incitant à la mobilisation collective et à l’action sans ménagements puise dans la thématique traditionnelle des luttes populaires, qu’elles soient syndicales et/ou politiques : l’affrontement, la fraternité, la solidarité. On aboutit à ceci de bizarre : c’est l’homme politique qui prend la pause et c’est l’artiste qui appelle à l’action. Comme on l’a vu, chacun a sa façon, consciemment ou non, l’artiste et l’homme politique nous indiquent le lieu d’où ils parlent. À mon tour de dire d’où je parle, faute de quoi je vous infligerais le spectacle de « quelqu’un qui s’élève dans les airs en se tirant lui-même par les cheveux. » D’ou je parle ? J’entends d’ici la réponse moqueuse. À coup sûr, je parle d’ici. De ce lieu dont la description géographique ou topographique devrait suffire. Pourtant, je maintiens la question. Qu’on s’avise par exemple que cet espace que j’occupe est investi symboliquement, culturellement, idéologiquement, c’est-à-dire aussi politiquement. D’ou m’est-il possible de parler sans céder à la tentation du discours inspiré, du discours neutraliste, du discours doctrinaire ? Je parle à partir de ma pratique d’enseignant en philosophie. Je parle, du haut ou du fond, cela revient au même, de ma pratique philosophique. Il me semble en effet qu’il y a dans le rapport de l’art à la politique quelque chose de profondément philosophique, quelque chose qui est proche parent du rapport de la philosophie à la politique. Pour l’art comme pour la philosophie, la question de son rapport à la société, à l’histoire, à la politique se pose toujours « en situation ». La catégorie d’engagement exprime la nature de ce rapport. Voyons ce que cela donne pour le philosophe du 20eme siècle qui a le plus parlé de l’engagement : SARTRE. SARTRE est fait prisonnier le 2l juin l940. Il est libéré en avril 4l. En l943, il publie L’Être et le Néant et donne Les Mouches ; cette pièce « représentait l’unique forme de résistance qui lui fût accessible », a-t-il pu dire. En septembre l944, il publie dans les Lettres Françaises un admirable texte sur la résistance : la République du silence. On y trouve cette surprenante formule « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » Cette phrase provocante signifie pour l’essentiel qu’être libre, c’est être aux prises avec des conditions que nous n’avons pas choisies mais qui nous mettent devant l’inéluctabilité de choisir. Nous ne choisissons pas d’être libres. Nous sommes condamnés à être libres. Autrement dit, je ne choisis pas d’être engagé : faire ou ne pas faire, parler ou se taire, cela m’engage et j’en suis intégralement responsable. Tout le reste n’est que tentative de se donner bonne conscience, mensonge à soi-même, bref, mauvaise foi. Cela caractérise celui que SARTRE appelle « le salaud ». Je voudrais vous parler d’un autre philosophe, inconnu du grand public : Jean CAVAILLES. Philosophe des mathématiques et fondateur du mouvement de résistance « Libération Sud ». Philosophe mathématicien et organisateur d’actions terroristes. Philosophe logicien impliqué activement dans des actions de sabotage. Arrêté en août l942, il s’évade en décembre. Arrêté de nouveau en août l943, il est fusillé en février l944. Voilà deux façons de penser le rapport de la philosophie à la politique. SARTRE met en scène un discours sur l’engagement. CAVAILLES engage dans l’histoire une philosophie de la résistance. À la même période cruciale et tragique, le premier tourne la pratique philosophique vers l’essai d’ontologie phénoménologique, le second engage la pratique de la philosophie dans la lutte armée. Le premier en est « aux armes de la critique » quand le second passe à « la critique des armes ». Et pourtant, Jean CAVAILLES ne cesse de penser et d’agir en philosophe. C’est bien d’un philosophe de saisir dans le même mouvement la nécessité de la pensée mathématique et la nécessité de la lutte armée contre le nazisme. Deux nécessités. Double face de la même urgence d’affronter le nazisme que, dans Vie et mort de Jean CAVAILLES, Georges CANGUILHEM propose de définir comme « haine et refus absolu de l’universel ». D’ou cette conclusion nécessaire : pour Jean CAVAILLES, « La lutte contre l’inacceptable était donc inéluctable » (Georges CANGUILHEM, Commémoration, ORTF, l8/l0/l969). On peut se demander quel est le lien entre l’engagement du philosophe combattant et l’engagement de l’artiste qui appelle au combat. Je propose de comprendre la nature de ce lien de la façon suivante. La pratique de l’artiste et la pratique du philosophe conduisent toutes deux à une création : l’œuvre d’art dans un cas, le concept dans l’autre. Or, cette création est singulière, dune singularité irréductible dans laquelle se donne tout un monde qui est celui de son créateur. Dans ces conditions, on doit rendre compte du fait qu’une œuvre d’art, singulière par nature, puisse s’adresser à tous les hommes, leur donner à penser quelque chose du monde qu’ils ont en commun, et susciter en chacun, en particulier, un plaisir sensible tout à fait singulier. Ce n’est compréhensible qu’à une condition : parce qu’elle est une création, l’œuvre d’art déploie dans sa singularité une figure concrète de ce qui est universel. Du philosophe combattant à l’artiste prêt au combat, c’est donc de la même lutte vitale qu’il s’agit. Dans la mesure où une pratique crée, elle conduit à résister à la haine de ce qui est universel, elle nourrit et se nourrit d’un engagement résolu contre l’inacceptable. C’est ce lien entre la vie et l’art ou la philosophie, entre l’existence et l’œuvre ou le concept, que le combat et la mort de Jean CAVAILLES illustrent de façon éclatante. C’est cet homme que Georges CANGUILHEM, que je m’honore d’avoir eu pour maître, lui-même grand résistant récemment disparu, a présenté comme « l’exemple propre à soutenir dans ces sortes de moments où la décision à prendre est sur le tranchant. » (Georges CANGUILHEM, Commémoration, Sorbonne l0/0l/l974). On l’aura compris : il n’y a pas là d’appel à l’insurrection armée permanente. Plus banalement, cela signifie qu’il y a des moments où l’engagement engage jusqu’au bout, en totalité. Ces moments par nature exceptionnels et tragiques sont des moments que l’on appelle « historiques ». Il y a donc l’engagement en situation d’urgence absolue et l’engagement dans l’ordinaire de la vie quotidienne. Mais, dans tous les cas, il y a un absolu qui met en perspective l’urgence du moment : résister à la haine de l’universel. Des lors, cela oblige a une réévaluation : ce n’est pas l’ordinaire qui sert de mesure a l’extra-ordinaire, mais l’inverse, qui seul permet de penser le monde pour pouvoir le transformer. C’est à l’aune de tels moments et de tels hommes qu’il faut juger de la nature des rapports de l’art et de la philosophie à la politique et à l’histoire. Parce qu’ils mettent en perspective notre quotidien et permettent d’évaluer l’ordinaire de nos vies, ces moments exceptionnels servent de repères pour s’orienter dans l’inextricable enchevêtrement des actions et des pensées, des choses et des hommes, dans la vie au jour le jour. Pour s’orienter et agir dans une vie qui n’est pleinement humaine que parce que l’homme est un animal politique, « zôon politicon » disait ARISTOTE, c’est-à-dire animal vivant dans la polis, dans la cité. C’est donc par essence et non par accident que la vie de chacun d’entre nous est engagée dans la polis : la vie humaine est de part en part politique. Pas plus que le philosophe, l’artiste ne choisit d’être engagé. Dès lors qu’il crée, l’artiste est engagé. Par conséquent, si anonymes et quotidiens soient-ils, nos propos et nos actes sont engagés et nous engagent. Le terme de politique a pris ainsi une extension maximale. Le terme de politique désigne l’essence des rapports sociaux. Il en résulte que notre réflexion doit rectifier sa visée : elle porte sur le politique et sur la politique. Ou bien nous vivons le rapport au politique dans la méconnaissance, et alors nous le subissons. Ce qui en résulte peut devenir terrifiant. L’Art ? Ça n’intéresse pas le grand public ; avec l’art contemporain, c’est encore pire : les gens ne vont rien y comprendre. La philosophie ? C’est difficile, c’est réservé à une élite. Et encore ! On se demande à quoi ça peut bien servir. Sauf peut-être ce qu’il est convenu d’appeler philosophie dans les médias. Et alors, cela se réduit à ce que les medias nous en disent lorsqu’ils parlent des cafés dits de philosophie. Ou bien nous assumons ce rapport au politique, et alors nous nous engageons dans le processus indéfini de sa maîtrise pratique. Ce processus est indéfini parce qu’il est historique. Mais, parce qu’il est historique, ce processus se donne dans une dimension tout à la fois singulière et collective. Certes, la décision d’engagement est individuelle ; mais, artistique ou philosophique, toujours la pratique s’inscrit et inscrit ses effets dans l’ordre du collectif. Et alors, nous retrouvons la politique au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire le fait d’être partie intégrante, inévitablement, et, parfois, partie prenante de luttes autour de valeurs et d’enjeux engagés dans l’organisation de la vie matérielle, économique, sociale des hommes et des rapports de pouvoir qui les lient et les opposent historiquement. Voilà ce que la vie de Jean CAVAILLES nous signifie. Son engagement jusqu’à la mort veut dire, selon Georges CANGUILHEM, « le refus de la passivité devant l’accompli ». Cette situation historique qui a été celle de poètes, d’ouvriers, de médecins, de philosophes, n’est donc singulière qu’en apparence. Pour chacun, cela a impliqué qu’en ces moments il cesse d’être ce qu’il est mais non pas qui il est. Le poète a cessé non pas d’être poète mais d’écrire des poèmes parce qu’entré en résistance, l’urgence de l’action dicte à tous sa loi. Soit l’exemple d’un poète : Jean CAYROL. Il est arrêté en juin l942 pour fait de résistance pas pour fait de poésie. Déporté en mars 43, il ne sera libéré qu’en mai l945. Il écrit ce qui deviendra Alerte aux ombres, alors qu’il se trouve à MAUTHAUSEN. Pour le coup, l’interdit de mêler philosophie et politique ou art et politique, au risque de tomber dans l’ignoble, se renverse en son contraire. L’ignoble, pour l’artiste ou pour le philosophe, c’est de se retirer dans la noble pureté de l’art et de la philosophie quand et là où l’urgence absolue est de résister. Résister d’abord par des moyens de lutte dont personne n’a le choix mais qui seuls permettent de préserver l’avenir. »Tomar partido hasta mancharse » disait en l956 le poète Gabriel CELAYA dans un poème au titre sans ambiguïté : La poésie est une arme chargée de futur. « Prendre parti jusqu’à se salir » car l’ignoble, pour l’artiste et le philosophe, c’est de rester propre quand il ne faut pas hésiter à se salir. Dans ces moments là, c’est la seule façon de rester propre. Dans tous les cas de figure, art et philosophie ne sont donc pas face à l’histoire, mais dans l’histoire. Chacune comme une des faces de l’histoire. Je voudrais revenir sur l’affiche de notre manifestation. Les grandes oeuvres qu’elle reproduit ne sont pas, à proprement parler, des témoignages, c’est-à-dire des machins ou des machines qu’il serait loisible de présenter tantôt comme reflet, tantôt comme miroir de l’histoire. En effet, une oeuvre n’est véritablement une création que si elle transforme la façon de voir et de penser le monde chez ceux pour qui et à qui elle parle. Par exemple, « La chaise électrique » de Andy WARHOL n’est ni une protestation moralisatrice, ni un discours conceptuel déguisé en reflet esthétique. C’est une œuvre d’art qui force à voir un objet trivial dont elle (dé)banalise la re-présentation ; ainsi donne-t-elle à voir ce qu’il y a de sadisme honorablement travesti en instrument de justice. C’est en donnant à voir qu’elle (dé)banalise tant la peine de mort que les débats qui en occultent la barbarie. C’est la façon qu’a une œuvre d’art de donner à penser : elle y parvient immédiatement, c’est-à-dire sans médiation discursive. Cela, la discussion philosophique ne pourrait l’aborder qu’en multipliant les raisonnements. Aussi, quoique d’une façon différente de la philosophie, l’art fait-il penser. C’est donc bien une oeuvre d’art par ce et parce qu’elle donne à voir. Mais elle ne donne à voir que parce qu’elle fait penser. C’est même ce qui la distingue irréversiblement d’une production de pub : les campagnes de BENETTON parlent des choses (violence, sida, guerre, mort, faim, etc.) pour les utiliser dans leurs dimensions spectaculaires. Les choses qui sollicitent ou mobilisent les hommes n’intéressent la pub que parce que ce qu’elle donne à voir permet de vendre, de vendre plus : les produits, les images, les hommes. Pas de penser. Rien d’innocent ici ; mais la pub ne s’en cache pas. Cela ne veut pas dire qu’elle soit coupable. Cela veut dire que le contraire d’innocent, ce n’est pas coupable mais complice : la pub est complice d’une entreprise de décervelage qui met tout sur le même plan, qui met tout « à la trappe » aurait dit le père UBU. Elle est complice d’inviter ou d’incliner à la passivité devant l’accompli. Mais je ne crois pas qu’il faut lui en tenir rigueur : elle est faite pour cela, et aussi pour ceux-là qui en tirent de quoi exister. En revanche, lorsque pour fêter le centenaire de la Commune, Ernest PIGNON-ERNEST installe, en l97l, des centaines de sérigraphies sur les marches qui mènent au Sacré-Cœur, il donne à voir le martyr des communards et invite à penser une lutte historique et politique qui n’en finit pas de produire ses effets jusque maintenant. Bref, il ne fait pas une campagne de pub. Voilà pourquoi la politique ou l’art ou la philosophie, la pub s’y intéresse seulement si ce sont des vecteurs de stratégies commerciales. Voilà le comble du règne universel de la marchandise, le stade suprême du fétichisme. Le reste ? « À la trappe ». Ce n’est que par un détournement de langage dont elle fait son métier que la publicité prétend se présenter comme l’art qui nous est contemporain. Le créatif n’est pas un créateur et le clip n’est pas une œuvre d’art. Quant à l’usage que les gens de pub font du mot « concept », il résulte d’une variation sur les prétentions du célèbre baron que nous connaissons. La pub est une technique efficace de conditionnement du consommateur. La pub ne donne rien à penser mais feint de donner tout à consommer. L’art contemporain n’a donc rien à gagner à concurrencer la pub sur son terrain ou dans son langage. Aussi, même quand l’artiste a à gagner sa vie en faisant de la pub, même quand l’œuvre d’art sert de décor graphique ou de fond musical à une séquence publicitaire, cela ne veut pas dire autre chose que l’hommage de ceux qui s’agitent à ceux qui créent, l’hommage des manipulateurs aux créateurs. Enfin, j’aimerais répéter combien, selon moi, l’art n’est pas pour l’essentiel affaire de témoignage. Soit l’œuvre de DELACROIX : La liberté guidant le peuple. Ce tableau n’est pas qu’une trace du passé mais aussi bien un acte inscrit dans notre présent. C’est ce qui explique qu’il continue de nous mobiliser et de mobiliser ceux qui, bien au-delà de la révolution de l830, cherchent à présenter une image concrète et décidée de l’aspiration à plus de justice et d’égalité. L’œuvre produit ses effets politiques au présent, sinon, sa présence ne s’expliquerait pas sur notre affiche. La grande œuvre atteste ainsi qu’elle est tout à la fois actuelle et inactuelle, qu’elle a prise sur notre temps parce qu’elle n’est pas prise dans son propre temps, qu’elle est singulière mais qu’elle n’y parvient pleinement que dans l’élément de l’universel. Elle nous est donc contemporaine dans l’exacte mesure où déjà pour les artistes romantiques (poètes, romanciers, peintres, musiciens) elle leur apparaissait comme une œuvre de leur temps, l’un des sommets de cet art qu’ils pouvaient valablement appeler « moderne ». Mais alors, la catégorie « art moderne » recouvre-t-elle la catégorie « art contemporain » ? Que faire de la catégorie « art de notre temps » ? Si « moderne » signifie « en rupture », l’œuvre de DELACROIX conserve cette caractéristique d’être moderne par delà son propre temps. Par contraste, le pire pour une œuvre d’art, c’est d’être de son temps : à la mode ! L’art à la mode, c’est justement l’art qui se refuse à rompre avec son temps. C’est sa force de rupture qui m’émeut si fortement dans le Tres de mayo. De toutes les œuvres reproduites dans notre affiche, c’est la plus ancienne. Et pourtant, c’est de maintenant qu’il s’agit. D’hier à aujourd’hui, la même urgence de voir la mort, la souffrance, l’horreur qui assaillent des hommes : » yo lo vi » dit GOYA. Urgence de voir, donc. Non de se repaître d’un spectacle ou alors cela revient à assouvir le regard du voyeur. GOYA n’est pas l’ancêtre du reporter de guerre qui à la télévision alimente le voyeurisme en images qui le justifient d’exister. Le Tres de mayo n’est pas une information qui m’est donnée à consommer. C’est une vision du monde qui me donne à voir et à penser mon rapport à moi-même, aux autres et à l’histoire. On retrouve la même « rage sacrée » dans » Guernica » de PICASSO dont la colère et la lucidité vibrent en chacun de ceux que le monde du peintre contribue à ouvrir à l’histoire du 20ème siècle. Il n’est pas d’œuvre plus symptomatique des rapports de l’art à la politique, de l’art contemporain à l’histoire, que celle-là : passée la mort de FRANCO, et seulement après, Guernica l’universelle retrouve l’Espagne. C’est que l’œuvre d’art ne peut pas couvrir de son universalité l’ordre politique et social ayant commis les crimes qui ont poussé l’artiste à créer. En sorte que nous ne pouvons plus voir les guerres d’occupation et le fascisme de la même façon depuis que ces œuvres ont pris possession de notre regard. C’est à travers elles que nous voyons et entendons le même cri qui se dit ici en Espagne, là encore en Espagne. Ce cri de peintre aiguise notre regard, notre intelligence en nous apprenant à comprendre ce qu’il y a d’universel dans cette Espagne là. C’est à peu de choses près ma façon de comprendre ce que MERLEAUPONTY appelle merveilleusement » le moment de l’expression ». Tant que les hommes ne sont pas acculés à la dernière extrémité, tant qu’ils ne sont pas réduits à la nécessite d’une résistance armée contre » la haine et le refus absolu de l’universel « , leur liberté de créer les engage à faire voir et à faire comprendre ce que veut dire » nous ne sommes pas les derniers « , pour emprunter son titre à l’œuvre de Zoran MUSIC.
J’ai amorcé mon propos en évoquant Robert ANTELME, l’auteur de L’Espèce humaine. Je voudrais achever en le citant. La raison en est simple : on ne finit pas une telle œuvre parce qu’on a terminé de la lire. C’est à une lecture particulière que ce grand livre expose car on n’en finit pas de le lire. En sorte que lire confronte à la même expérience qu’écrire : à l’expérience de l’impossible. Or, seul le travail sur le langage, par exemple le travail du philosophe ou de l’artiste, permet d’apprivoiser l’impossible. Voilà ce que l’on nomme « création » et dont nous avons le plus impérieux besoin. »Nous avons vu ce que les hommes ne doivent pas voir ; ce n’était pas traduisible par le langage » (Vengeance ? l945). C’est à relever au quotidien le défi d’une telle traduction que se confronte le travail de l’artiste.