Débat du jeudi 24 juin 1999
Paul Ardennec, historien de l’art contemporain
Saül Karsz, sociologue et philosophe
Marie-Jean Sauret, psychanalyste
Lionel Richard, modérateur
Lionel Richard –Notre débat réunit aujourd’hui Marie-Jean Sauret, psychanalyste, professeur de psychologie à Toulouse et qui a écrit sur Freud, notamment Freud et l’inconscient ; Paul Ardenne, critique d’art en même temps qu’il enseigne l’histoire de l’art, auteur d’Art, l’âge contemporain, sur l’histoire des arts plastiques de la fin du XXe siècle ; et Saül Karsz, sociologue et philosophe.
Tout d’abord, j’attire votre attention sur le fait que cette manifestation, intitulée » Art et politique 2 « , est organisée dans les magasins désaffectés d’un centre commercial. Première chose, pourquoi ces magasins sont ils désaffectés ? Je suppose que le sociologue aura une réponse à apporter à ce problème d’urbanisme qui se pose aussi en termes sociaux. Dans ces magasins désaffectés, des exposants ont été sollicités pour montrer ce qu’ils font ; il ne s’agit pas du tout d’une occupation sauvage mais d’une convention avec la ville. De fait, le public n’est pas le même que celui d’une exposition traditionnelle et là, évidemment, l’historien d’art est concerné parce qu’art et politique, qu’est-ce que cela signifie, dans ce lieu tout de même assez inhabituel ? Est-ce qu’il est possible de penser à une certaine efficacité de cette présentation ? Ma première question sera donc celle-ci : qu’est-ce que le sociologue peut dire de ce type d’urbanisme, de ce centre commercial désaffecté ?
Saül Karsz – Vous dites ces magasins désaffectés. Ils le sont par rapport à un usage commercial, effectivement, mais on peut dire en même temps que ces magasins pendant quelques jours sont affectés à autre chose, qu’ils n’ont donc pas pour essence éternelle et inaltérable d’être consacrés à tel ou tel commerce, qu’ils peuvent tout à fait être utilisés à d’autres buts. Dans une première approche, cela pourrait être un exemple concret du rapport art et politique : un certain détournement de l’usage supposé normal des choses. C’est une façon d’entrer dans la question d’ » Art et politique 2 « . Indépendamment du contenu, je dirais presque indépendamment de ce que les uns et les autres pourront dire ou penser sur le sujet, la question se pose, et elle indique quelque chose à travailler de ce côté-là : peut-être l’art dit-il quelque chose sur la politique et vice-versa. L’un n’épuise pas l’autre, évidemment, mais l’art met au clair de nombreux aspects de la politique et la politique dit beaucoup sur l’art.
Lionel Richard – Mais le politique, ici, a rapport au concret et à une population, il s’agit d’un environnement urbain et d’une politique à l’égard de cette population. On est en plein dans une certaine forme de politique, puisqu’on fait cohabiter l’exemple même de la valeur marchande avec ce centre commercial, et ces magasins désaffectés où l’art apparemment n’a pas de valeur marchande puisqu’il n’y est pas vendu mais simplement montré. Que peut nous dire le psychanalyste sur ce décalage ?
Marie-Jean Sauret – Je ne suis pas critique d’art, et s’il y a une chose que j’ai retenu justement de la psychanalyse, c’est qu’il valait mieux ne pas faire le psychologue là ou l’artiste montrait le chemin. Mais quel chemin l’artiste montre-t-il ? Ce qui fait un artiste tient précisément à sa capacité à s’émanciper de sa culture, à s’affranchir des limites de l’art tel qu’il existe jusqu’à lui, c’est-à-dire à sa capacité à s’emparer de ce que son époque a de plus particulier et qui n’est pas tenu par l’art de son temps comme de la création. L’artiste est quelqu’un qui réussit le pari de tendre le plus particulier à un autre qui vient le regarder. Ce que j’essaie de suggérer, c’est qu’à la fois l’art n’appartient pas à la culture mais que, sur un autre versant, l’artiste réussit en quelque sorte à créer et à renouveler du lien social. C’est sur ce versant-là que cette manifestation m’intéresse. Une exposition dans un centre commercial, c’est comme une tentative de réunir par le plus particulier et si ces artistes réussissent à loger ce qu’ils ont de plus particulier dans cette cité, alors, ils la rendront habitable par eux et du coup peut-être par moi.
Lionel Richard – Paul Ardenne, l’historien d’art que vous êtes est sans doute habitué à ce genre de manifestations organisées en des lieux étrangers au système artistique, aux galeries, à ce que l’on appelle le monde de l’art ?
Paul Ardenne – Voyageant beaucoup, je suis souvent confronté à des territoires très différents. Je reviens de Cahors, où une manifestation a ouvert ses portes la semaine dernière, » Le printemps de Cahors « , qui n’est plus seulement un printemps de la photographie mais plutôt des arts plastiques et vidéo, et dont le budget, assez conséquent (5 000 000 francs) est financé par Cartier International (la fondation Cartier pour l’art contemporain) ; une manifestation d’un très bon niveau, d’ailleurs, dont le commissariat est rigoureux. Mais Cahors et Sarcelles sont deux territoires qui n’ont rien à voir, et l’on voit bien que nous sommes ici et là dans le même pays, assujettis à ce qui est essentiel dans notre culture, la culture d’une nation qui s’appelle la France, où le même ministère de la Culture peut être partie prenante dans les deux opérations, tout comme l’on constate l’écart extraordinaire entre les deux manifestations, en termes financiers et d’investissement matériel aussi bien que d’investissement symbolique. Disons que l’investissement symbolique à Cahors est plutôt très fort et plutôt très faible ici. Au fond, de l’art contemporain, on ne peut pas dire que c’est un art qui serait républicain, au sens où il appartiendrait à tous et serait le même pour tous, où tout serait démocratiquement et parfaitement distribué. Je ne dirais pas qu’il est confisqué puisqu’au fond, l’art appartient aux artistes et n’est jamais que ce qu’ils en font. Je constate seulement que, d’une certaine manière, il est des lieux où l’art peut souffler sous des formes souvent extrêmement complexes (l’art contemporain est souvent d’une complexité telle que la plupart des gens ne peuvent pas le lire, le décrypter, je ne m’étendrais pas ici sur les raisons qui expliquent cet état des choses), mais il est également des lieux où l’art contemporain ne souffle pas parce qu’il n’a pas droit de cité.
Depuis une vingtaine d’année, des espaces désaffectés ont souvent servi de lieux d’expansion de l’art contemporain. Il y a un lien très fort, en particulier, entre la désaffection de certaines activités économiques et la recapitalisation symbolique de ces mêmes lieux au moyen de l’art contemporain, sachant que l’art ne recapitalise pas forcément ces lieux-là puisqu’une fois que vous serez partis, il n’y aura plus rien. On le voit très bien avec les musées : on n’a jamais autant construit de musées depuis vingt ans que dans d’anciennes friches industrielles. Le dernier en date, c’est la nouvelle Tate Galery de Londres, installée le long de la Tamise. C’est quelque chose qui me frappe puisque, d’une certaine manière, on constate d’abord qu’il n’y a pas d’homogénéité du champ de l’art contemporain et ensuite, que le milieu culturel travaille comme un véritable différentiel mécanique. Cela signifie que le champ de l’art français ne tourne pas à la même vitesse partout ; et pourtant, écoutant récemment mon ministre de tutelle, madame Trautmann, j’ai eu l’impression que, dans son esprit, cette culture française peut se ramifier partout et sous toutes ses formes sans grande difficulté…
Il est certain que la culture des banlieues, que je connais un peu, est plus portée vers des pratiques musicales et transdisciplinaires (danse, musique, etc.) que vers les pratiques des artistes qui exposent à quelques kilomètres d’ici, de l’autre côté du périphérique, si l’on regarde depuis le périphérique vers la capitale. Si je cite des artistes dont je parle dans mon livre¹, comme Alain Jacquet, Gérard Collin-Thiebaut, Frédéric Coupet, Général Idéa, ça ne dit pas grand chose aux gens d’ici, mais si je cite Bisson Abisso, Joe Star, No, Ménélik, tout de suite, bien évidemment, ça parle. Comment l’analyser ? Je vais vous laisser la parole, mais je voulais simplement faire état de cette expérience : à cinq jours d’intervalle, vous vous retrouvez dans un lieu où il y de l’argent, où tout le monde se passe la main dans le dos, trois cents personnes sont là, un Airbus a été spécialement affrété depuis Paris… et quand vous arrivez à Sarcelles, vous constatez finalement que, d’une certaine manière, cette culture-là est une illusion pour une grande partie de la population, qu’elle n’a pas de fondement social.
Lionel Richard – Mais cette culture contemporaine, a-t-elle un fondement social à Cahors et dans la région de Cahors ?
Paul Ardenne – Elle a un fondement qui n’est pas social mais spectaculariste Je ne veux pas critiquer la manifestation de Cahors, d’autant que j’y étais associé et que je défends absolument son projet culturel, mais il faut reconnaître que ce type d’action fait partie de cette culture qu’on appelle d’entertainment, c’est-à-dire la culture de distraction, de divertissement. Il y a en effet une forme de disneylandisation de la culture qui profite à des grosses opérations souvent cornaquées pas de grosses institutions disposant de beaucoup de moyens et relayées par des médias qui s’y précipitent, les journalistes étant traités comme des coqs en pâtes (hôtels trois étoiles, piscine… j’en parle en connaissance de cause !). Cette culture du divertissement, certains l’appellent le » culturel » : on pourrait en manger !
Mais de l’autre côté, il y a cette réalité de la culture, sans qu’on sache exactement à partir de quel moment, d’ailleurs, une culture n’est plus une culture de divertissement (ciblée, définie, cadrée à travers des programmes, des financements, des commandes, etc.) : on ne sait plus trop, c’est la culture, quelque chose d’extrêmement flou, qui circule et se modifie au prorata de ce qu’on élit, de ce qu’on aime ou qu’on cesse d’aimer, et puis du milieu où l’on est, du contexte, toute culture étant fortement contextualisée. Mais il existe bel et bien une culture de la banlieue, même si cela gêne les jacobins de l’esprit, qui considèrent qu’il ne peut pas y avoir de culture de banlieue parce qu’il n’existerait au fond qu’une culture commune à tous. Pourtant, tout finit toujours par se rencontrer.
Une question que je me suis posé il y a quelques années, ayant eu l’occasion de travailler un peu en banlieue et de rencontrer de nombreux d’artistes y vivant dans des conditions souvent très précaires et avec des arriérés de loyer parfois de plusieurs années, c’était de savoir si la société contemporaine a encore besoin de l’art, des artistes. Et la réponse que je formulais était négative : non, la société n’en a pas besoin. Cela peut choquer. Les artistes présents ici vont se demander comment on peut penser ce genre de choses. Mais ce n’est pas parce qu’on a besoin de la société ou de sa reconnaissance que celle-ci a besoin de vous. Au fond, l’artiste est quelqu’un qui doit créer le besoin que la société va avoir de lui.
Dans l’économie des biens symboliques de notre société, le cinéma, par exemple, a une représentation. Mais regardez cette salle : elle est grande et nous ne la remplissons pas avec les questions liées à l’art. La publicité a une représentation, les gens regardent beaucoup la publicité, les enfants l’adorent et peuvent en consommer à très haute dose… En revanche, l’art contemporain n’a pas de légitimité au-delà d’une consommation approchant du spectacle : je pense, par exemple, à l’exposition Rothko, deux heures de queue mais parce que toute la presse a titré dessus, si vous n’allez pas la voir, vous ne pouvez pas en parler dans les soirées mondaines et c’est embêtant. Et j’ai le sentiment qu’on arrive à une époque extrêmement intéressante, au plan culturel. L’art contemporain existe en effet avec une vitalité extraordinaire – jamais on a autant créé qu’aujourd’hui dans le domaine des arts plastiques –, mais très peu de gens le savent car cette création n’intéresse que très peu de monde ; finalement, elle n’a pas trouvé de destination sociale.
Je repense à Proudhon. On est ici en terre socialiste et communiste, une terre de gauche par tradition. Au XIXe siècle, un grand révolutionnaire comme Proudhon disait que l’art doit avoir une destination sociale, doit servir à quelque chose ; s’il ne sert à rien, on ne voit pas sa finalité, chose que Courbet disait également. Aujourd’hui, la situation est très intéressante : l’art se développe, produit une esthétique d’une richesse inouïe – incomparable, je crois qu’on n’a jamais vu ça –, mais il n’a pour ainsi dire plus de destination ou bien celle-ci est détournée, captée au profit de l’institution qui élit certains artistes contre d’autres pour des raisons qu’on a d’ailleurs du mal à définir. Pour notre débat portant sur art et politique, c’est peut-être de là qu’il faut repartir. L’art, mettons qu’on sache à peu près ce que c’est. La politique ou le politique, c’est étymologiquement ce qui concerne le gouvernement de la cité. Alors, ces gens de la cité que sont les artistes ne pourraient plus participer au gouvernement réel de la cité que sous une forme distractive ? Cela prouve que l’économie des biens symboliques est aujourd’hui une économie distribuée vers d’autres formes d’expression que l’art à proprement parler. Cela prouve aussi le maintien d’une forme d’imposture puisque on a de cesse de faire croire que l’art est important alors que, dans les faits, il n’est pas montré, si ce n’est dans des lieux désaffectés.
Lionel Richard – Je tiens quand même à préciser que ces lieux désaffectés représentent un choix de l’association Il Faut Le Faire, peut-être parce qu’il y a, derrière le projet de cette association, la volonté de retrouver dans l’art une destination sociale, de retrouver un lien social. L’art peut constituer un enjeu pour le lien social. Dans votre livre, vous semblez plus optimiste. À vous lire, et notamment dans votre conclusion, vous dites que (je schématise à l’extrême), si l’art subsiste, c’est parce que l’homme aura toujours des problèmes métaphysiques : le problème de la vie et de la mort, et l’inquiétude devant la mort, toutes choses ressenties par tous et qu’exprime l’artiste. Mais alors, le public, qui ressent les mêmes inquiétudes, devrait également se sentir concerné par l’art contemporain. Pourquoi ne l’est-il pas ? Peut-être ce grand spectacle médiatique constamment organisé est-il en train de créer un public tellement normalisé qu’il en perd jusqu’à l’inquiétude métaphysique…
Marie-Jean Sauret – Je voudrais ajouter que j’ai été moi aussi à Cahors… Je travaille avec des amis, pour la plupart psychanalystes, à une revue qui s’appelle Barca (sous-titrée » Poésie, politique, psychanalyse « ). Nous avons monté à Cahors, précisément dans un lieu désaffecté – les caves d’une ancienne librairie –, une exposition de photos publiées dans notre revue (nous ouvrons les pages de chaque volume soit à un photographe, soit à un peintre, etc.) et nous n’avons pas du tout connu l’expérience que vous décrivez. Nous avons eu un débat avec peut-être autant de gens qu’ici, extrêmement ouvert, d’ailleurs, où sont intervenues d’autres petites revues. Il en ressortait qu’un poète, c’est quelqu’un qui subvertit la langue existante pour inventer sa langue propre. Il me semble qu’on peut le dire à peu près de chaque artiste. Dans le moment où il invente sa langue, le poète doit défaire la langue commune, il doit aller contre la culture dans ce moment d’invention, non pas évidemment pour se transformer en autiste, ni pour se parler à lui-même, car la question que pose Paul Ardenne sur le destinataire est primordiale. Si l’on ne trouve pas un autre, l’acte créatif est quasiment perdu, amputé d’une moitié ; pour une part, l’artiste mise ce qu’il a de plus particulier mais pour une autre part, il est privé de la rencontre avec l’autre. À mon sens, c’est cet aspect-là qui pose la question politique par excellence. Nous, si on a mis psychanalyse, poésie et politique sur le même plan, c’est parce que, d’abord, on a du mal à penser les choses sans ces trois pieds. Vous me direz que sur trois pieds, on boite, et il est vrai qu’on ne marche pas très bien mais, au moins, on est tranquille, on ne marche ni à quatre pattes, ni au pas. C’est cet aspect-là qui m’intéresse dans une rencontre comme celle-ci, voir comment on peut faire boiter le discours dominant.
On ne peut pas faire abstraction du type de lien social que nous habitons et qui est le lien social capitaliste, caractérisé par la domination de la science et du marché. C’est un système qui exploite le fait que nous sommes des êtres désirants pour nous faire croire que ce qui nous manque, la science va le fabriquer, et que nous pouvons nous servir sur le marché sans le secours d’aucun lien social établi. S’il fallait chercher un paradigme de l’individu contemporain, ce n’est pas dans le champ de l’art que j’irais le chercher mais plutôt, par exemple, dans la figure d’une certaine forme de toxicomanie à travers quoi on peut faire croire à un sujet que ce qui est susceptible de le compléter, il va le trouver sous la forme d’un produit de la science – je parle de toxicomanie moderne, évidemment. On voit le problème. Le capitalisme ne sait d’ailleurs que faire du toxicomane, faut-il libéraliser les produits ou pas ? laisser faire ou pas ? Cet individu complété de sa propre jouissance est un individu perdu pour le lien social.
Je l’exprime peut-être un peu abruptement mais je crois que la question qui se pose, c’est la façon dont chacun d’entre nous peut peser sur le politique, sur le lien social. Ce qui reste dans nos démocraties formelles, c’est le vote, ce moment où l’on met le bulletin dans l’urne et où chacun peut peser. Le problème, c’est que le lendemain, on est volé de son vote… C’est pourquoi il me semble que l’art est l’un des derniers médiums où un sujet peut, avec ce qu’il a de plus particulier, peser sur l’orientation du lien social, sur le champ social. Je suis d’accord avec Paul Ardenne pour dire qu’aujourd’hui, il faudrait sans doute que l’art remplisse cette fonction politique et non pas qu’il laisse le champ entier aux produits du marché.
Xavier Four – Je crois qu’il faut distinguer de façon systématique deux niveaux, micropolitique et macropolitique. L’art peut très bien fonctionner à des niveaux micropolitiques, sans pour autant endosser une fonction de représentation de la politique au sens large, comme au XIXe siècle. Je ne suis pas sûr que ce soit encore sa fonction, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas un domaine de pertinence.
Marie-Jean Sauret – Non, je ne parle pas de la fonction de l’art au niveau de la représentation du politique. Je parle précisément, pour un sujet donné, de sa façon de loger ce qu’il a de plus particulier dans le lien social.
Xavier Four – Mais vous parliez de l’importance du vote pour le lien social, je ne vois pas l’articulation avec l’importance de l’art…
Marie-Jean Sauret – Quels sont les moyens que nous avons pour peser sur le lien social ? Qu’est-ce que c’est que la démocratie ? Je viens de terminer un petit livre dont je vous recommande la lecture, de Jacques Rancière, qui s’appelle Au bord du politique. Je trouve qu’il a une bonne définition de la démocratie quand il dit que ce n’est pas un mode de gouvernement, c’est la subjectivation du sujet politique. Finalement, c’est un style de vie qui permet de mettre ensemble le commun et le propre, ce que chacun a de plus particulier, dans le champ social. L’élection est précisément l’une des opérations où l’on fait la place au un par un, et elle se différencie toujours du sondage d’opinion, par exemple, parce que si on laissait au psychologue ou au sociologue le soin de gérer le poids que le particulier a sur le social, on se contenterait du sondage d’opinion et on ne voterait pas. Quand vous votez, on vous laisse une petite part formelle d’invention. La question est de savoir comment on peut élargir cette possibilité donnée à chacun de peser sur l’ensemble, et c’est là que je trouve une fonction politique à l’art qui n’est pas simplement une fonction de représentation de la société. J’ajoute, d’ailleurs, que je ne crois pas que l’art soit le reflet d’une société ; en tout cas, il ne peut pas être seulement cela. Bien sûr, il s’empare du vocabulaire d’une société, mais je crois aussi que, si l’art est création, c’est lui qui informe la psychologie d’une époque. Voyez l’exemple de l’amour courtois : son invention a changé les rapports entre les hommes et les femmes pour des siècles !
Lionel Richard – Pour rebondir sur la question soulevée par Xavier Four, qui est artiste, est-ce qu’on est pas actuellement désormais dans le micropolitique ? Je lisais hier un article du Monde, où il est écrit qu’aujourd’hui, les artistes formés dans les écoles d’art se dirigent presque tous vers la photographie. Pourquoi ? Parce que, dans le champ de la culture actuelle, on peut très vite faire une exposition de photo qui marchera alors que pour devenir peintre, il faudra attendre dix ou quinze ans de plus. C’est là que se pose le problème du macropolitique et du micropolitique, parce que nous baignons dans une culture à laquelle tous les citoyens sont soumis malgré eux, et malgré leur vote, d’ailleurs. Quant à l’art vivant, les poètes dont vous avez parlé tirent leurs plaquettes de poèmes à 250 exemplaires. Les plus grands poètes actuels entrés au format de poche ne sont pas vendus à plus de 800 exemplaires. S’agissant du lien entre l’art et la société, on est donc bien dans le micropolitique et non pas dans le macropolitique.
Maurice Villermet, dit » Momo Basta » – Ça vient de ce que tu as dit, l’art n’appartient pas aux artistes. L’art appartient à tout le monde, il appartient aux gens, c’est une certaine forme de politique qui vole l’art à son profit !
Lionel Richard – Je ne sais pas s’ils se sont laissé déposséder mais ils en ont été dépossédés.
Momo Basta – Le seul rôle de l’artiste, c’est d’être à l’avant-garde, le vecteur de l’inconscient de la masse, et rien qu’avec le geste, il commence à transformer quelque chose. Ce geste peut être le coup de pinceau, le doigt sur une caméra comme ça peut être aussi une grenade qu’on lance quand il n’y a plus rien à faire, justement quand le geste sur le tableau devient une trop grande souffrance. Et à ce moment-là, il faut faire, il faut appeler tout le monde à venir faire l’art comme l’amour parce que c’est de ça qu’il s’agit, le reste n’est vraiment pas important.
Paul Ardenne – En effet, l’art est à tous, mais le problème, c’est que c’est une offre que bien des gens ne veulent ou ne peuvent pas saisir, pour des raisons complexes. Nathalie Heinich, qui vient demain, est la personne qui a le mieux étudié ces questions. Je voudrais revenir sur ce qui a été dit à propos de micropolitique et macro-politique. Le fait même de parler de l’art avec une majuscule, comme si c’était une chose unique, me gêne énormément parce que la création artistique actuelle est ramifiée sous des formes d’expression extraordinairement diverses, qu’on pourrait presque placer sous l’emblème de la segmentarité, pour employer les mots de Deleuze et Guattari. Une société comme la nôtre est segmentarisée de toutes parts. Nous-mêmes, nous sommes des animaux segmentaires, nous n’éprouvons le réel que par petits bouts, par fragments, sans pouvoir dorénavant prétendre à une possession globale. Donc, le fait de parler aujourd’hui de l’art en général me paraît assez vain, dans la mesure où l’on ne peut plus guère en parler ainsi depuis le début de la modernité. Cela renvoie de fait au micropolitique, dont vous avez parlé très justement.
Je prépare une exposition au Magasin de Grenoble, un centre d’art contemporain, que nous avons précisément appelée » Micropolitiques » au pluriel, micropolitiques de l’art ou micropolitiques tout court, en référence à ce fameux texte de Deleuze et Guattari intitulé » Micropolitique et segmentarité « , l’un allant avec l’autre. La société est quelque chose qu’on ne peut plus saisir dans sa totalité parce qu’il n’y a plus une réalité sociale mais des réalités sociales fragmentaires, fragmentées, disséminées, irréconciliables parfois. Ainsi, je ne pense pas que les gens de Neuilly aient envie de venir habiter à Sarcelles, même si l’inverse peut être vrai. En raison de cette segmentarité sociale, l’art ne peut se constituer que sous l’ordre de ce qu’on a appelé ces micropolitiques, ce qui ne veut pas dire des formes d’action universelles, qui pourraient avoir un impact total et constituer des discours de vérité applicables à tous, à toutes les structures comme à toutes les formes disséminées de la réalité, mais tout simplement des actions de contexte, des actions locales, des actions moléculaires, pour reprendre encore Deleuze et Guattari. On en est là en plein dans la question du lien social. Vous disiez que l’art est à tous ? Je veux bien qu’il soit à tous et pourtant, il n’est qu’une certaine forme d’art en un moment précis et un contexte donné, qui ne sera qu’à des gens en ce moment précis et dans ce contexte donné en position de pouvoir s’en saisir s’ils le souhaitent. En ce moment, les animaux désirants que nous restons, comme vous le disiez tout à l’heure, sont plutôt appâtés par les superproductions culturelles, ce que l’on doit à la puissance de récupération de la société.
On est donc de toute façon dans l’ère des micropolitiques, qui entretiennent un rapport presque ontologique à la réalité : si la réalité est segmentaire, l’art ne peut être que segmentaire. Mais on ne saurait s’en réjouir, car cela signifie que le champ d’action de l’art est alors un champ d’action limité, que cela nous plaise ou non. Limité par rapport au champ d’action des grands médias, par rapport au champ d’action du cinéma et de la machine hollywoodienne, par rapport au champ d’action de la machine à barbarie télévisuelle, l’espèce de cocooning replet dans lequel on est tous tôt ou tard porté à s’installer parce qu’on allume toujours la télévision (moi, je l’allume toujours pour ne pas la regarder, ce qui prouve mon degré d’aliénation !). Un art global à prétention universaliste sur le modèle de Beuys, par exemple, n’est plus possible.
Mais l’ère des micropolitiques est celle des segmentarités sociales et, donc, d’une dissémination du propos de l’art. Loin de fabriquer du lien social, alors, on fabrique plutôt l’inverse, c’est-à-dire de la tribalisation, un mouvement qui correspond à une atomisation de la culture (la culture des philatélistes, la culture du rap, la culture des échangistes, la culture des pilotes amateurs…). Chaque segment étant étanche à l’autre, il n’y a plus de porosité et j’ajouterais que croire ou faire croire qu’il y en a, comme madame Trautmann quand elle dit que la culture est quelque chose qui va de soi et qui finalement doit concerner tout le monde, c’est une supercherie ou de l’escroquerie intellectuelle. Malgré tout le respect que j’ai pour madame Trautmann, il ne s’agit là que d’un discours à la langue de bois. Un ministre ne peut pas dire que la culture est segmentarisée, qu’il y a celle de Neuilly et celle de Sarcelles et qu’elles sont irréconciliables !
Xavier Four – Je ne suis pas sûr que la micropolitique soit segmentarisante. Il y a une dimension universelle de la micropolitique, au sens où Michel Foucault, par exemple, pouvait parler de l’ » intellectuel spécifique « . Je veux simplement dire que penser en terme micropolitique ne revient pas forcément à penser une tribalisation. Quand une personne met en œuvre une pratique issue d’un savoir spécifique, cette pratique peut avoir une prétention universelle. Dans l’esprit de Foucault, l’intellectuel spécifique a une dimension universelle mais qui est d’ordre micropolitique. Je crois que le travail fait par le Groupe-Information-Prison, par exemple, avait une dimension universelle.
Saül Karsz – Plus le temps passe, plus il est difficile d’entrer dans la discussion. Je pense pourtant que la question qui nous réunit est à la fois tout à fait importante et significative mais qu’évidemment, elle est truffée de pièges, de sous-entendus. Nous n’utilisons pas les uns les autres les mots dans le même sens. Paul Ardenne, vous disiez tout à l’heure que nous savons tous ce que c’est que l’art, mais si jamais j’étais interrogé là-dessus, qu’est-ce que je pourrais répondre ? rien.
Paul Ardenne –Si je n’avais pas une idée de ce qu’est l’art, je ne me serais pas permis d’écrire de livre, encore moins de venir ici. Je trouve que c’est une escroquerie d’accepter de venir parler de quelque chose tout en soulignant qu’on ne sait pas ce que c’est. Bon, la lumière va jaillir du puits, peut-être ? L’attitude est assez rhétorique, hélas.
Un membre de l’assistance – Pourriez-vous définir ce que c’est que le macropolitique ?
Xavier Four – Pour le dire vite, le micropolitique est ce qui passe par du lien de première main entre des personnes qui se connaissent à travers un réseau alors que le macropolitique passe plutôt par des représentations générales, des administrations, de grandes constructions sociales.
Lionel Richard – Quand deux copains aiment quelque chose ensemble, ils forment un petit réseau micropolitique, en revanche, les expositions que la municipalité de Sarcelles ou ce que le conseil régional organisent, c’est du macropolitique.
Saul Karsz – Je veux revenir sur ma boutade de tout à l’heure. Si j’ai dit que nous ne savons pas ce que c’est que l’art, c’était pour indiquer que j’ignore si l’on peut mettre en rapport si rapidement la réflexion, l’inquiétude métaphysique sur la mort que vous évoquiez, et l’art. Je ne sais pas si l’un implique l’autre. Ce qu’il y a derrière cette question, qui comme toute autre n’est pas innocente, c’est l’idée que l’art serait l’une des manières et surtout pas la manière, historiquement donnée et donc périssable, de formuler certaines questions concernant la mort. On part tous sur l’idée qu’il y aurait en ce moment dans ces locaux désaffectés-affectés une exposition d’art ; pour être plus prudent, je dirai qu’il y a une exposition. Je ne dis pas que c’est d’art ou pas, mais que décliner les constructions qui sont dans les locaux en question, les nommer comme objets d’art, suppose une certaine lecture, une certaine interprétation. Si ce n’est pas de l’art, ce n’est pas grave, ça peut même être plus intéressant. On dit de certaines personnes qu’elles ont des problèmes psychologiques, ceux qui veulent faire plus savant disent qu’elles ont des problèmes freudiens, je suppose qu’on va finir par dire qu’ils ont des problèmes lacaniens… mais Freud permet tout de même une approche de la problématique subjective, des problèmes des gens. Or, l’art représente l’une des manières de percevoir-concevoir-pratiquer-utiliser un certain type d’objet, un certain type de construction, et cette hypothèse pourrait servir à poser autrement les questions et au moins celle de la destination sociale de l’art. Il y a de fait une inscription sociale de l’art. Poser la question des rapports entre l’art et la société supposerait qu’il y a ici la société, plus loin l’art, et que l’on se pose ensuite la question de les relier, alors que l’art est toujours déjà inscrit, et même éventuellement à l’insu des artistes et des consommateurs comme des ministres, dans la société et dans les rapports sociaux. La question n’est pas, me semble-il, celle de la destination sociale de l’art, mais celle, bien plus délicate, de la manière dont les arts s’inscrivent dans des rapports sociaux.
Pierre Merejkowsky – Je voulais savoir si » Art et politique 2 » serait d’accord pour créer une télévision libre qui aurait pour nom » Nous sommes les gestionnaires de notre propre proximité « . Merci de me répondre et bonne soirée.
Momo Basta – Il existe déjà des télévisions libres, Air bocal et OSF, par exemple, toutes les deux en difficulté. OSF a rouvert l’antenne il y a quelques semaines, sans subvention et d’une manière pirate, quelques heures par jour. Je crois que pouvoir ouvrir une antenne, avec autorisation si possible – mais ça peut se faire aussi sans –, c’est vraiment une expérience intéressante ; le principal, c’est de le faire et je crois que c’est important, dans un quartier, une télévision où les gens font leurs propres programmes en sortant des chemins battus.
M. Poiron – Chaque artiste vise à l’universel, mais certains artistes vivent en revanche sur le communautarisme, c’est-à-dire qu’ils peuvent limiter leurs ambitions à jouer dans un milieu qui les reconnaît ou qui les conteste, mais dans lequel ils existent. L’art contemporain me paraît représentatif de cet éclatement total, si bien qu’il y a une profonde indifférence de la masse du public. Ce n’est pas de la haine mais de l’indifférence. Au XIXe siècle, il y a eu de la haine contre les impressionnistes et c’était une haine de masse : au moins, quelque chose réunissait, même si c’était pour le rejet, et donc, on pouvait à la limite se mettre d’accord sur les raisons de cette détestation pour arriver à quelque chose. Aujourd’hui, on note une forte et vaste indifférence. Chacun peut faire à peu près ce qu’il veut mais tout est banalisé, ce qui aboutit à ce résultat que la notion d’art s’est diluée. Et, en effet, on a du mal à décrire l’art, excepté dans des considérations qui seraient plus proches par exemple de celles de l’architecture, parce que les gens se sentent maintenant davantage concernés par l’endroit où ils vont vivre. La contestation, parfois vive, de ce qui est proposé au plan architectural peut aider à retrouver un lien, mais c’est encore rare. Alors qu’une masse des gens peuvent sortir en pleurant, même s’ils n’y connaissent rien, d’une exposition de Zoran Music, par exemple, parce que ça les touche immédiatement et profondément et parce qu’ils sont imperméables à toute forme d’art qui échappe à la figuration ou parce que celui-ci apparaît comme un phénomène de mode, à l’instar de Rothko, dont vous parliez tout à l’heure.
Paul Ardenne – Du temps de Rothko, ce n’était pas la mode, ça l’est devenu…
M. Poiron – Au moment où lui peint, il y a évidemment rupture, mais c’est tellement vite récupéré ! Pour les impressionnistes, il a fallut vingt à trente ans, mais Rothko n’est même pas tout à fait mort qu’il est déjà récupéré et qu’il devient un classique !
Paul Ardenne – Cela peut même arriver plus tôt : Keith Haring, par exemple, qui est mort du sida au début des années 1980, a eu sa première rétrospective à vingt-sept ans, ce sur quoi beaucoup avaient tiqué ( » Quand même, vingt-sept ans, pour une rétrospective, est-ce que ce n’est pas un peu tôt ? « ). C’est une question de reconnaissance, ce qui veut simplement dire que la validation de l’esthétique appartient à des gens qui se l’arrogent sans point de vue critique ni jugement, sur le simple fait que cette œuvre est là et donc, on l’impose, on la relaie… Si cette œuvre se constituait elle-même comme présence, ce ne serait pas gênant. Ce qui est gênant, c’est qu’on la constitue comme telle et qu’on fait intervenir par là une notion de pouvoir supérieur qui régente en quelque sorte l’esthétique et qui oblige le spectateur lambda à considérer que c’est important parce que, brusquement, on le lui a dit.
S’agissant des télévisions locales, néanmoins, je me ferais l’avocat du diable. Ces expériences ont souvent existé, mais on est là dans une sorte d’esthétique de la prise en charge directe. La question revient à se demander si l’on peut se décréter soi-même gestionnaire de sa propre proximité : on le peut toujours, sauf qu’on en n’est pas toujours totalement gestionnaire et que je ne vois pas comment on pourrait échapper à tous les déterminismes, conscients ou inconscients, qui sont les nôtres. Je voudrais aussi pointer la question de la symbolisation et la notion de distance. Dans une expérience de télévision en circuit fermé, il n’y a ni symbolisation, ni distance, et s’il n’y a pas de distance, il n’y a pas d’art. C’est un constat auquel il nous faudrait réfléchir puisque nous vivons dans une société fascinée par le raccourcissement de la distance et, même, par son abolition.
Cela a d’ailleurs été une obsession des Modernes. Dans les années 1960-1970, nombre d’artistes ont mis en avant des politiques d’intervention que certains ont même appelé » l’art direct « , concept forgé par un actionniste viennois qui s’appelait Otto Mu-hl, c’est-à-dire un art où les gens s’activent comme peuvent le faire les gens du théâtre de rue, avec une implication directe, une saisie esthétique immédiate. On voit avec le recul d’une vingtaine d’années que ces formes d’art ont disparu ou, en tout cas, que bien des artistes sont revenus sur ce principe de proximité. Pourquoi ? parce qu’il a les défauts de ses qualités. Si l’on prend le happening tel que défini par Allan Kaprow, un artiste américain des années 1960, comme une œuvre d’art qui se passe maintenant (on fait quelque chose au milieu des gens et on les incite à faire quelque chose), c’est très bien sur le moment parce qu’il y a une incitation immédiate, mais cette inscription immédiate se dissout immédiatement ! Kaprow disait du happening que c’est le type même de l’œuvre intransportable, non reproductible, instockable et invendable. Au fond, elle a toutes les qualités. Elle échappe au marché comme à la récupération (vous ne pouvez récupérer ce qui va disparaître immédiatement). Mais elle a également ce gros défaut qu’il n’en reste rien, ou des substituts comme des photographies, une vidéo, c’est-à-dire des choses qui ne sont pas incarnées. Je me demande si la problématique art et politique, aujourd’hui, au-delà du macropolitique et micropolitique, ne consisterait pas à penser plutôt en terme de distance entre l’œuvre et l’objet qui est la réalité, c’est-à-dire la distance entre un objet et un autre, avec ce constat que, quand l’objet se fond dans la réalité comme ont voulu faire les esthétiques du réel, le nouveau réalisme, finalement, il y a dissolution de l’objet d’art dans cette réalité et c’est elle qui triomphe. C’est en ce sens que l’on peut dire que de nombreux artistes réalistes n’ont fait qu’encenser la réalité au lieu de la critiquer, et alors qu’ils entendaient par là la critiquer, c’est l’inverse qui s’est produit.
Je me demande si la question aujourd’hui n’est pas précisément de poser ce problème de la distance : l’artiste est quelqu’un qui devrait remettre de la distance dans une société où le consensus est devenu son abolition. C’est peut-être un peu plus compliqué mais ça montre que, au-delà du débat macro/micro-politique, l’artiste peut avoir une position et non pas être forcément voué, soit à la proximité, soit à l’extrême distance. Cette extrême distance était un signe d’autonomie. Vous avez parlé de la modernité de Rothko. L’une des obsessions légitimes de la modernité, c’est l’autonomie, une manière que les artistes ont de dire : » Nous sommes autonomes, nous nous donnons à nous-mêmes nos propres lois, la société n’a pas à nous imposer ses lois « … On a vu le prix à payer de cette attitude : plus personne n’y comprend rien, excepté l’artiste lui-même. Comment adhérer à une chose qu’on ne comprend pas ? Au-delà de l’autonomie, c’est-à-dire de la sission radicale de l’artiste avec le champ social, au-delà de l’abolition de la distance, soit l’engloutissement de l’artiste dans la réalité, il faut peut-être penser la dimension symbolique, qui demande toujours une mise à distance car il n’y a pas de symbole sans distance.
Lionel Richard – Il a été question du freudisme, et j’ai été surpris d’apprendre que Freud nous invite, avec l’art, à reprendre solidement pied dans la réalité.
Marie-Jean Sauret – C’est un paradoxe, évidemment, et qui montre que l’une des difficultés de toute discussion est de parler la même langue : c’est ce que nous savons chacun qui nous empêche d’écouter les autres et d’apprendre. Quand je parle de lien social, je me rends compte que je suis en quiproquo avec vous puisque je parle de lien social et non pas de champ social. Le lien social, c’est ce qui fait que nous tenons ensemble ici et que nous n’avons précisément pas le sentiment d’appartenir à la même tribu qui, elle, relève du champ social. C’est pour cela qu’il me semble que la discussion entre macropolitiques et micropolitiques est dépassée par ce que nous faisons, parce qu’il n’y a d’artiste que micro, au niveau d’un acte de création par lequel l’artiste ne répète pas ce qui a été fait (l’artiste n’est pas celui qui peint mieux que Picasso ou comme lui, mieux que Rothko ou comme lui) mais apporte une solution inédite en dialoguant avec celui qui a parlé avant lui ou à côté de lui. Ce qu’il a de plus particulier, il l’exprime avec cette distance dont vous parliez. S’il n’instaure pas cette distance nouvelle, il tombe dans le même, dans ce qui a déjà été dit, ou bien il reste absolument isolé et alors, je ne sais pas s’il est valable de dire qu’on comprend ou pas.
Il me semble que, quand Freud invite à retrouver avec l’art la réalité, cela veut dire qu’il n’y a de lien social qu’à la condition de pouvoir le recréer à chaque instant et que l’artiste, de ce point de vue, est quelqu’un qui, avec ce qu’il a et ce qu’il est de plus particulier, essaye de partager avec un autre : c’est un paradoxe terrible, qui nous divise chacun. Vous plaigniez les poètes qui ne tirent qu’à 280 exemplaires. De mon côté, je trouve quand même assez fantastique que quelqu’un qui défait la langue (car, comme l’art va contre la culture, la poésie va contre la langue, étant entendu qu’une œuvre reconnue comme telle entre à son tour dans la culture) trouve à partager son art avec autant de lecteurs. Vous parliez aussi de segmentarité. Je crois que c’est quand on raisonne au niveau du champ social qu’elle se pose, c’est-à-dire quand on essaie de classer, de catégoriser. On obtient des styles, des voies spécifiques, et c’est vrai qu’on peut décréter cette voie bonne et l’autre mauvaise. Mais quelqu’un comme Marcel Duchamp, en exposant un beau jour un urinoir (œuvre intitulée Fountain), a défait la possibilité d’une définition arrêtée de l’art, disons d’une définition dogmatique. Par là, il protestait contre le fait qu’on puisse dire : » Ceci n’est pas de l’art « , parce que si vous pouvez dire de quelque chose que ce n’est pas de l’art, alors vous pouvez tracer la frontière entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas et l’on pourra dire alors que l’art est fini. Avec Duchamp, qui nous a dit que l’art et quelque chose qui n’est pas de l’art sont équivalents, le discours sur l’art perd de sa consistance, ce qui, paradoxalement, rend nécessaire le travail du critique.
Quelqu’un disait tout à l’heure que l’art n’appartient pas à l’artiste et qu’il est à tous. S’il vous plaît, assez de démagogie ! L’art provient d’une personne qui s’adresse à une autre. Quand j’achète des tableaux pour les mettre dans mon cabinet, quand j’achète des plaquettes de poésie, est-ce que cela veut dire que je m’empare de l’art ou que je vais m’inscrire dans les conséquences de cet art ? Est-ce que ça veut dire le comprendre, d’abord ? Devant certaines œuvres, on est bouleversé et il ne faut surtout pas dire pourquoi, les raisons exprimées restant toujours en dessous du regard du particulier qui nous touche dans l’échange artistique. Il y a là une vraie question. L’art vise en effet l’universel mais il n’atteint que quelques uns et c’est finalement problématique pour le lien social lui-même, mais je ne vois pas bien comment faire autrement que de toujours repartir du un par un.
Carlos Abrego – Je ne crois pas que le poète soit celui qui subvertisse le langage ou qui écrive contre le langage. Tout au contraire, le grand poète est celui qui va aux limites du langage et c’est pour cela qu’il le fait avancer. Un Góngora va à la limite de la syntaxe et de la métaphore espagnole, un Lope de Vega repousse les limites connues du dialogue et de la syntaxe de l’espagnol, un García Márquez dans L’Automne du patriarche va jusqu’aux limites de la syntaxe actuelle. Par ailleurs, je suis complètement d’accord sur le fait que l’art part de l’individu et qu’il tend vers l’universel, mais il faudrait savoir ce qu’est l’universel, l’universel dans une nation, l’universel dans un quartier, l’universel pour toute l’humanité. Quand l’artiste prend la parole à sa manière, il est face à un groupe ; il n’est plus dans le groupe, il représente ce groupe et dialogue avec lui, et lorsque il se fait comprendre, lorsqu’il touche les autres et les émeut, à ce moment-là, il y a possibilité de s’universaliser.
Marie-Jean Sauret – Vous dites que le poète va aux limites du langage : la question serait de savoir s’il franchit cette limite et s’il fait exister quelque chose qui avant lui n’existait pas. À mon sens, il faut distinguer la langue, avec le pouvoir de symbolisation qui la caractérise, et la parole, toujours singulière mais avec laquelle nous pourrions nous contenter de répéter des lieux communs. Sur l’universel tel que vous l’entendez, je suis d’accord, et il ne s’agit certainement pas de constituer une nouvelle orthodoxie. Mais si votre art parle à la génération suivante, il sera inclus dans la culture et peut-être donnera-t-il les moyens à d’autres de franchir à nouveau les limites de cette culture, d’inventer leur propre langue avec le vocabulaire que vous aurez apporté.
Lionel Richard – Je m’étonne que nous n’ayons pas encore abordé les questions financières, parce que l’universel, je ne sais pas du tout ce que c’est… Quand, du jour au lendemain, les mêmes artistes sont présentés dans le monde entier, est-ce cela, l’universel ?
Paul Ardenne – Un vers de Denis Roche dit : » L’universel, pourquoi pas ce chemin d’herbe « , c’est une réponse et l’on n’est pas plus avancés !
Saül Karz – Si vous me le permettez, je voudrais revenir sur les travaux de Duchamp. Effectivement, on peut y lire une ouverture, un élargissement du champ de l’art, ou bien aussi la mise en scène d’une de ses limites, et je vais insister sur les deux points suivants. Il me semble qu’une des difficultés de nos langages respectifs, c’est que nous passons sans crier gare, comme on dit, de l’art, qui est un certain type de production, à l’artiste, comme s’ils étaient des synonymes interchangeables, ce qui n’est pas le cas. La société a-t-elle, oui ou non, besoin d’artistes ? Les réponses sont diverses, mais cette question n’est pas la même que celle qui consisterait à se demander si la société a besoin de l’art ou pas. On aurait tout intérêt à ne pas mélanger les deux choses. Ensuite, on a évoqué la question du tribalisme ou du communautarisme ; c’est une lecture qu’on peut faire de la société contemporaine et que vous disiez que l’art contemporain ne soit pas pour tous est tout à fait certain, mais en vérité, l’art a-t-il jamais été pour tous ? L’art contemporain a d’ailleurs pour lui cette vertu inquiétante de montrer explicitement que l’art n’est pas pour tous et qu’il ne l’a jamais été. Une autre question est de savoir s’il doit ou s’il peut l’être ; c’est une question importante mais qui n’est pas la même que celle de savoir pourquoi tout le monde n’y a pas accès.
Marie-Jean Sauret – Je voulais ajouter que si l’on ne s’intéresse qu’à l’art qu’on aime, qu’à ce qu’on reconnaît, qu’à ce qui parle à nos fantasmes, on passe à côté de ce qui peut être une vérité de l’art. L’amour s’adresse souvent au même. Regardez, on passe son temps à dire à l’autre : » Ne te comporte pas comme mon père, comme ta mère, comme ton frère… « , c’est à dire comme le même. Et quand tout d’un coup, l’être aimé fait quelque chose qu’on ne reconnaît pas, on lui dit : » Ah ! mais ce n’est pas toi, ça ! » Quelquefois, c’est de la haine que ça déclenche, quelquefois le miracle de l’amour, c’est-à-dire que l’on peut aimer l’autre pour ce qu’il est de réel, qu’on ne reconnaît pas. Je crois que le problème de l’art, au regard de cette question de l’amour, c’est précisément, puisqu’il est l’introduction par quelqu’un de quelque chose qui n’existait pas jusqu’à lui, de nous confronter avec quelque chose que nous ne reconnaissons pas. Et alors, il faut bien s’attendre à ce que les réactions nous divisent. Elles nous divisent, mais ce n’est pas sur le mode de l’horreur.
Quelqu’un a cité Zoran Music, tout à l’heure. Je sais pas si l’on peut dire qu’on aime cette peinture mais on peut dire qu’elle divise, et vraiment. Et c’est cet effet-là que je mets sur le compte de… je n’ose pas dire l’universel, mais je m’explique : si l’artiste a un impact au-delà de lui-même, c’est qu’on est tous pareillement faits, que nous avons la même structure, le même rapport au langage, le même rapport aux choses, que nous sommes pourtant incapables d’exprimer, alors que l’artiste en a une expérience particulière qu’il veut me faire partager. Il s’est donné les moyens pour cela. Un jour, j’ai assisté à la projection de Bye bye, un film de Karim Dridi, dans un Lep de la campagne toulousaine. La salle était presque uniquement composée de beurs et à la fin, aucun n’a voulu discuté de ce film : » Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire, est-ce que vous nous auriez invité à discuter un film qui montre l’intérieur de chez vous ? » Ce film était le reflet d’une banlieue mais pour ces gens là, ce n’était rien d’autre qu’un reflet de leur réalité. De mon côté, j’ai trouvé le film génial et mon point de vue n’a pas varié. Je veux dire par là que la question du reflet du même est délicate. Je ne crois pas que l’artiste a pour fonction d’essayer de faire plaisir à l’autre et de se faire aimer par l’autre.
Une personne de l’assistance – Mais il trouve un public !
Marie-Jean Sauret – Oui, et pourtant, l’amour n’est pas un critère. Cela ne veut pas dire que l’amour ne sera pas mobilisé, mais vous pouvez être absolument saisi par un film alors qu’il vous met devant quelque chose de profondément insupportable pour vous et, pourtant, vous savez que ça dit quelque chose de réel.
M. Poiron – Moi qui suis professeur, il m’arrive de conseiller à mes élèves de regarder tel reportage sur la vie des banlieues, mais je suis à peu près certain que ni eux, ni moi, n’avons envie de le voir et je le comprends parfaitement, parce que nous n’avons pas envie de revoir ce que nous connaissons par cœur, aussi parfaitement filmé cela soit-il. Donc, la prise de distance devient capitale. Et je ne la vois plus dans les arts picturaux d’aujourd’hui. C’est un problème et, à la limite, pour faire un peu de provocation, je dirais que, oui, la peinture était bien un art populaire au XVIIe siècle, plus populaire qu’aujourd’hui.
Paul Ardenne – À l’époque, le cinéma n’existait pas, c’était la fabrique de l’image la grande fabrique artistique : les familles entières allaient au salon, comme on se précipite voir Titanic aujourd’hui. Je voudrais ajouter que je passe souvent à Mantes-la-Jolie, où la culture rap m’a beaucoup frappé, précisément parce qu’elle reste une culture locale, ce qui n’a rien d’infamant, au contraire, mais cela ne fait que confirmer qu’il y a bien des micropolitiques. Néanmoins, c’est une culture intéressante, quand on la regarde de l’extérieur, parce qu’on voit qu’elle essaie de constituer quelque chose sur quoi la société contemporaine établie voudrait glisser, et d’abord au moyen d’un discours. Le retour de la parole dans le rap est frappant, à l’inverse de la techno, par exemple, dont on dit qu’elle est la musique de la bourgeoisie blanche, des Français : là, il n’y a plus de texte, rien, plus d’investissement, il n’y a plus que de la défonce et la transe et si la transe faiblit, on prend un cachet… Ce qui m’intéresse dans le rap, c’est quelque chose sur quoi la société contemporaine zappe, c’est un discours politique. Je pense à Suprême NTM, dont je considère que c’est un très grand groupe. Ils ont vraiment des chansons qui parlent politique : ces enfants issus de l’immigration viennent rappeler aux Français » de souche » les problèmes qu’il y a chez eux et c’est très bien. Mais ceux-ci ne veulent pas les entendre, alors, on zappe pour évacuer tout ça. Je ne nie pas que certains groupes de rap sont récupérés par le show-business, mais beaucoup constituent encore quelque chose de très fort. Hélas, j’ai l’impression que cette prise de conscience demeure minoritaire, qu’elle est très souvent folklorisée par la culture des élites : c’est regrettable mais tout en le regrettant, je suis obligé de constater qu’il ne semble pas pouvoir en être autrement. La société est ainsi faite qu’on ne peut adhérer au rap que par le dernier MC Solar, quelque chose de très bien écrit, qui plaît à tout le monde, mais qui n’a plus rien à voir avec le discours de la survie sociale dans les banlieues, le discours de ces gens globalement méprisés et qui, dans l’imaginaire français, constituent une population haïssable.
Cette folklorisation de la seule culture peut-être authentiquement politique de manière directe qu’est le rap est quelque chose qui m’atterre mais qui me paraît tout à fait dans l’ordre de la construction culturelle contemporaine de la société capitaliste. Dans cette société, tout ce qui produit un impact subit en retour un effet air-bag. La culture capitaliste est un énorme air-bag sur lequel tout ce qui vient se jeter finit par rebondir : vous voyez, c’est arrivé près de chez vous, comme dit la chanson, et ça finit en rythme à la radio… L’un des grands problèmes de la question art et politique pourrait se résumer à cette question : pourquoi tenons-nous absolument à ne pas entendre le discours politique authentique quand il monte jusqu’à nous ? Pourquoi préférons-nous l’amnésie, le sommeil ? Pourquoi préférons-nous le cocooning culturel à la culture authentique ? C’est une question de conscience, qui regarde chacun d’entre nous. Et n’ayant de réponse que pour moi-même, j’ai le sentiment que cette société est très mal en point et segmentarisée à l’extrême. Le fait que l’unité de base de cette société devienne l’individu solitaire pensant dans son coin est plus qu’inquiétant.
Marie-Jean Sauret – Je suis très sensible à l’exemple du rap parce que c’est vrai que, si l’on écoute les paroles, quelqu’un essaie de faire entendre quelque chose que nous ne voulons pas entendre. Cela dit quelque chose de son rapport à lui à la société que nous habitons et qui nous dérange. Ce sont les effets de ce malaise que je considère comme des effets politiques. Et il est exact qu’une fois que cet art entre dans la culture, il est pris par l’effet air-bag, l’image est très juste. Or, je ne crois pas qu’il existe un seul artiste qui n’ait envie d’être entendu. Peut-être certains font-ils une œuvre en se disant : » Pourvu qu’on ne l’achète pas, que je crève dans la misère et que je devienne un héros. » Le vrai problème, c’est de rester fidèle à ce que l’on veut introduire, qui forcément dérange. Mais ça participera de la culture le temps d’après. La seule chose que j’espère, c’est que cela donnera les moyens à un autre de tenter le même dérangement, parce que le lien social ne se définit pas par la stabilité (ça, c’est le champ social, c’est l’espèce de paix vers laquelle les politiques veulent nous faire croire qu’on pourrait tendre).
Je crois qu’il n’y a du lien social qu’à la condition qu’il soit reconstruit, sans doute pas peut-être par chacun mais en tout cas par beaucoup, parce qu’il y a des gens qui attendent de chacun d’entre nous que nous rendions ce lien social plus habitable, alors même que le discours capitaliste est fait pour qu’on en crève. En venant ici, je me suis rappelé que Freud a publié, juste avant sa mort en 1939, un livre qui a dû bien faire rire les historiens et qui s’appelle Moïse et le monotŽisme, dans lequel il explique aux juifs (Freud avoue qu’il lui a fallu du courage pour écrire ce livre) que le fondateur du judaïsme, Moïse, est un Égyptien. Sur le plan historique, on peut en penser ce qu’on veut mais, dans le contexte, ce que Freud essaie de dire aux nazis, c’est que toute transmission (et rappelez-vous comment ils ont traité l’art, si vous ne voyez pas le rapport) n’a rien à faire du biologique. En même temps, ce que Freud disait, c’est qu’il portait l’Égyptien en lui comme quelque chose qui était sa propre altérité. Cet étranger, cet autre qui nous insupporte, chacun le porte entre soi. Chacun a l’idée que, pour définir ce que c’est que l’art, il faut d’abord dire ce qui n’est pas de l’art. Or, je crois que l’artiste est quelqu’un qui a la possibilité d’en finir avec ces manières parce que l’altérité, chacun la porte en soi et c’est avec ce qu’il fait de l’altérité que l’artiste est sans doute capable de produire une œuvre d’art.
1/ Voir P. Ardenne, Art, l’âge contemporain : la création esthétique à la fin du XXe siècle, Paris, Éd du Regard, 1997, 195,00 F.